Frontières et survie en Indochine française : une lecture queer de ł˘â€™ałľ˛ą˛ÔłŮ de Marguerite Duras

Emily Jackson, Texas Christian University

Emily Jackson graduated from Texas Christian University's Department of Modern Language Studies and Department of Music in 2022 with a BA degree in Modern Language Studies: French and a BA degree in Music. This article evolved from an oral presentation Emily gave at the University of Texas at Arlington's biennial Cultural Constructions Conference. This presentation began as a final paper in a French seminar entitled Identity: Love, Friendship, and Deception, which was taught by Dr. Benjamin Ireland at TCU. Emily is currently pursuing a PhD degree in French and Francophone Studies at Northwestern University's Department of French and Italian.

Dans son livre autofictionnel ł˘â€™ałľ˛ą˛ÔłŮ (1984), l’auteure Marguerite Duras examine des liens thĂ©matiques entre la colonisation, la sexualitĂ© et la rĂ©silience fĂ©minine en Indochine française. La protagoniste du roman, une adolescente du nom de Marguerite Donnadieu, entame une relation Ă  la fois sexuelle et illicite avec un homme chinois plus riche et bien plus âgĂ© qu’elle, dĂ©signĂ© comme « l’amant », appellation qui donne son titre au roman. Au sein de celle-ci, Marguerite profite d’un espace Ă©motionnel et physique rĂ©confortant loin de son milieu familial malsain. En mĂŞme temps, avec son amie HĂ©lène Lagonelle, une adolescente française habitant au mĂŞme internat, Marguerite dĂ©veloppe une relation que nous pouvons qualifier de « queer » et de « homosociale ».[1] C’est cette relation homosociale qui permet Ă  Marguerite d’explorer son dĂ©sir queer pour le corps de Lagonelle. Par sa relation avec Lagonelle, qui est toujours inconsciente de la sexualitĂ© de son corps, Marguerite regagne une innocence jeune autrement menacĂ©e par une enfance traumatique et par sa nouvelle sexualitĂ© avec l’amant chinois. Les deux relations—celle avec HĂ©lène et celle avec l’Amant—sont interdites par les règles sociales de la sociĂ©tĂ© coloniale indochinoise de cette pĂ©riode. Toutefois, Marguerite les exploite non seulement pour survivre, mais pour reprendre son agencĂ©itĂ© dans des milieux familiaux et sociaux qui la marginalisent. Son statut privilĂ©giĂ© qu’elle doit Ă  son identitĂ© de colonisatrice française blanche l’exclut des certaines parties de la sociĂ©tĂ© indochinoise ainsi, mais c’est Ă  travers cette exclusion qu’elle parvient Ă  retrouver une stabilitĂ©. Cette stabilitĂ© est fondĂ©e sur la fluiditĂ© de Marguerite Ă  travers des frontières qui dĂ©lignent la structure socioĂ©conomique et raciale de la colonie et les relations amoureuses, sexuelles et queers de la protagoniste.

Dans ce contexte, nous utiliserons un cadre intersectionnel pour considĂ©rer les thèmes de la sexualitĂ© queer et de la colonialitĂ© dans ł˘â€™Ałľ˛ą˛ÔłŮ. Pour mieux Ă©clairer comment nous appliquons le terme « queer Â», il faut noter que David Halperin le dĂ©finit ainsi : « Not a positivity but a positionality vis-a-vis the normative—a positionality that is not restricted to lesbians and gay men but is in fact available to anyone who is or who feels marginalized because of her or his sexual practices Â» (62). Par ses relations queer et illicites avec l’Amant et avec Lagonelle, Marguerite reprend un pouvoir Ă  priori perdu Ă  cause de son statut marginalisĂ©, mais au final rĂ©clamĂ© et revivifiĂ©. Ce sont des relations physiques et affectives qui font de Marguerite un personnage fluide et queer qui traverse des frontières culturelles et cherche du courage parmi les instabilitĂ©s sociales et familiales qui jalonnent son milieu.

En fait, les frontières socio-Ă©conomiques impalpables sont essentielles pour que l’empire français en Indochine puisse exercer son emprise sur la population indigène. Ces frontières sont dĂ©finies par les identitĂ©s raciales et socioĂ©conomiques : d’un part, les colonisateurs blancs riches, et d’autre part, les indigènes pauvres. En tant qu’adolescente blanche et française, Marguerite est nominalement membre de la classe privilĂ©giĂ©e. Cependant, la pauvretĂ© de sa famille la distingue clairement des autres colons blancs. Ces identitĂ©s contradictoires situent Marguerite Ă  l’écart de la sociĂ©tĂ© coloniale, jusqu’au point oĂą elle n’est un membre d’un ou d’autre groupe raciale dans la colonie : elle se trouve Ă  la fois rejetĂ©e par les indigènes asiatiques et par les colons. Assise Ă  l’avant du « car pour indigènes Â» pour traverser le MĂ©kong, sa prĂ©sence dans la voiture reprĂ©sente ce qui la sĂ©pare des deux groupes raciales (Duras 8) : d’une part, certes, elle prend le bus Ă  cause de la nĂ©cessitĂ© financière, ce qui l’isole de ceux qui ont les moyens de se servir d’une voiture privĂ©e ; d’autre part, elle ne peut pas s’associer Ă  ses Ă©gaux socio-Ă©conomiques, Ă  savoir les indigènes indochinois, Ă  cause de son statut de fille blanche. 

Le positionnement de Marguerite dans la hiĂ©rarchie sociale devient ambigu puisqu’elle se dĂ©place constamment par-dessus les frontières ethno-raciales. C’est ce positionnement ambigu qui se prĂ©sente comme a priori menaçant aux yeux de l’empire français : l’effacement et le changement naturel des frontières ont comme consĂ©quence le danger que la thĂ©orie postcoloniale appelle l’« indifferentiation Â» entre le colonisateur et le colonisĂ© (Cooper 145). Marguerite, qui ne correspond ni Ă  un sujet indigène, ni Ă  une colonisatrice typique, se trouve rejetĂ©e et marginalisĂ©e par la division raciale et socioĂ©conomique de la colonie. Comme le remarquent Frederick Cooper et Ann Stoler :

The criteria used to determine who belonged where underscored the permeability of boundaries, opening possibilities for assertion among interstitial groups of “mixed bloods” and “poor whites” as well as those more squarely identified as “the colonized” (6).

Le positionnement de « poor white Â» de Marguerite menace intrinsèquement le statu quo de l’Indochine française. Toutefois, c’est la dĂ©cision d’entreprendre une relation sexuelle avec un Chinois qui renforce davantage cette marginalisation de la protagoniste.

Ce qui informe profondĂ©ment la diĂ©gèse de Duras, c’est le contexte socio-historique de son enfance en Indochine française, ce qui se caractĂ©rise par des frontières construites et apparemment immuables qui sont liĂ©es au sexe et aussi Ă  la race. Comme les hommes français symbolisent le pouvoir supĂ©rieur de la France Ă  travers son autoritĂ© coloniale sur les indigènes, les femmes blanches deviennent une source de stabilitĂ© nĂ©cessaire pour Ă©viter que les Français ne se transforment en indigènes par leurs relations avec des maĂ®tresses indochinoises, ce que Cooper explique comme « [i]ndigenisation […] the ultimate manifestation of acculturation Â» (159). Ces relations sexuelles et interraciales Ă©taient dĂ©crites comme « encongayement », un mot dĂ©rivĂ© du mot vietnamien « con gaĂŻ Â» signifiant la concubine d’un homme blanc (Cooper 154). L’encongayement symbolise donc la conquĂŞte de l’Indochine par la France, reflĂ©tĂ©e dans la domination du corps indigène fĂ©minin par le colon blanc. L’encongayement reprĂ©sente aussi les influences dangereuses, tant physiques que morales, qui tentent les colons et les poussent Ă  rejeter la culture et la patrie françaises et Ă  s’enfuir avec les femmes indigènes et Ă  adopter leur « native way of life Â» (158). L’installation des femmes blanches dans les colonies restaure, comme le suggère Cooper, l’autoritĂ© impĂ©riale fragile en protĂ©geant les colons blancs contre le danger de « ˛ő’i˛Ô»ĺľ±˛µĂ©˛Ôľ±˛ő±đ°ů Â».&˛Ô˛ú˛ő±č;

Pourtant Ania Loomba note qu’avec cette installation vient un nouveau danger, ce de la contamination symbolique de la France par la contamination des Blanches : « Women on both sides of the colonial divide demarcate both the innermost sanctums of race, culture and nation, as well as the porous frontiers through which these are penetrated Â» (159). Donc, comme les femmes indigènes reprĂ©sentent l’Indochine colonisĂ©e, les femmes blanches deviennent symboles de la France colonisatrice elle-mĂŞme. Ă€ titre d’exemple, Duras note que les femmes blanches en Indochine « ne font rien, elles se gardent seulement [...] pour l’Europe [...]. Certaines sont plaquĂ©es pour une jeune domestique qui se tait » (15). Ces femmes « ne font rien » parce qu’elles remplissent leur rĂ´le de prĂ©server la stabilitĂ© dans la colonie simplement par leur existence. De plus, si elles dĂ©cident de participer dans la vie quotidienne de la colonie et des indigènes, elles risquent la pĂ©nĂ©tration des « porous frontiers Â» qu’elles reprĂ©sentent. 

Marguerite, cependant, se rĂ©volte contre ce rĂ´le imposĂ© de femme blanche quand elle choisit de devenir un corps prostituĂ© pour l’Amant chinois. Duras renverse la dynamique coloniale ; elle accorde Ă  Marguerite un positionnement unique qui se dĂ©finit par rapport Ă  ses identitĂ©s de femme appauvrie, blanche et colonisatrice. Puisque c’est une fille blanche, sa relation avec un homme asiatique demeure non permise aux yeux des Blancs. BoudĂ©e par les gens de son cadre social que son comportement scandalise, elle est connue comme « cette petite vicieuse [qui] va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire » jusqu’au point oĂą aucune femme « ne lui adressera plus la parole » Ă  l’exception de sa meilleure amie, HĂ©lène Lagonelle (Duras 69). Pour Marguerite, cet ostracisme reprĂ©sente la punition pour avoir agi contre les règles sociales de la colonie. 

La famille de Marguerite a une rĂ©action violemment nĂ©gative Ă  sa relation sexuelle avec l’Amant chinois. Leur dĂ©sapprobation et abus montre les rĂ©percussions dangereuses pour ceux qui violent ces frontières raciales structurant l’ordre colonial. Sa mère « [la] bat Ă  coup de poing [...]. [Elle la] frappe de toutes ces forces » et son frère aĂ®nĂ© Ă©coute Ă  l'extĂ©rieur, espĂ©rant que la punition « dure encore et encore jusqu’au danger » (45-46). Comme rĂ©ponse Ă  l’abus familial, Marguerite Ă©change le positionnement marginalisĂ© d’une fille appauvrie blanche qu’elle occupe Ă  celui d’une fille manifestant ces qualitĂ©s, mais qui est aussi fille queer. Ainsi profite-t-elle du rĂ©confort associĂ© Ă  ses relations queers basĂ©e sur le dĂ©sir de remplacer le vide affectif causĂ© par sa famille abusive : la première avec l’Amant chinois et la deuxième avec son amie HĂ©lène avec qui Marguerite entreprend une relation homosociale.

La relation sexuelle entre Marguerite et l’Amant chinois est strictement Ă  l’encontre des règles de la sociĂ©tĂ© française Ă  cause de la diffĂ©rence ethno-raciale entre les deux personnages. ł˘â€™Ałľ˛ą˛ÔłŮ chinois sait qu’en tant que Chinois, ses avances envers Marguerite seraient punies sĂ©vèrement si celle-ci signalait ouvertement les transgressions. Cette conscience, ainsi que cette peur, sont reflĂ©tĂ©es dans ses actions. La première fois qu’il lui parle, « sa main tremble. Il y a cette diffĂ©rence de race, il n’est pas blanc [...] C’est pourquoi il tremble » (26). Duras Ă©crit que « dès le premier instant [Marguerite] sait [...] qu’il est Ă  sa merci » (28). La frontière ethno-raciale vers laquelle les deux personnages s’approchent dangereusement est presque palpable dans la relation physique et la dynamique du pouvoir subversif entre les deux oĂą « il est Ă  sa merci » (26). 

Quoique colonisatrice blanche, Marguerite est aussi adolescente et la partenaire la plus jeune dans la relation amoureuse avec l’Amant. Par son pouvoir sur le corps asiatique tremblant et soumis, Marguerite rĂ©oriente sa vulnĂ©rabilitĂ© afin de regagner une agencĂ©itĂ© qu’elle avait perdue en raison de son positionnement socio-Ă©conomique marginalisĂ© et du rejet de sa famille. En mĂŞme temps et de façon transactionnelle, la jeune fille sacrifie son innocence dans la relation sexuelle pour survivre dans une sociĂ©tĂ© qui la marginalise doublement, ce qui devient pour elle un traumatisme notable. Pour retrouver une partie de cette innocence, elle se tourne vers son amie HĂ©lène Lagonelle. Avec HĂ©lène, la seule fille blanche de l’internat qui ne l’ostracise ni pour sa pauvretĂ© ni pour sa relation sexuelle avec un Chinois, Marguerite trouve l’acceptation et l’amitiĂ© dont elle ne jouit pas dans son cadre familial et social. 

Le rĂ©veil sexuel de la jeune Marguerite Ă  travers sa relation avec l’Amant chinois dĂ©clenche un rĂ©veil simultanĂ© de son dĂ©sir du corps du mĂŞme genre, Ă  savoir un dĂ©sir qui prend comme objet le corps d’HĂ©lène. Duras Ă©crit que 

[c]e qu’il y a de plus beau toutes les choses données par Dieu, c’est ce corps d’Hélène Lagonelle [...]. Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés [...]. Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle comme [l’Amant chinois] mange les seins de moi. (56)

Les fantasmes de Marguerite d’explorer le corps d'HĂ©lène de la mĂŞme manière que l’Amant explore le sien renforcent le lien intĂ©rieur entre son attirance rĂ©veillĂ©e envers HĂ©lène et ses rencontres sexuelles avec l’Amant. Duras dĂ©crit l’ignorance d’HĂ©lène Ă  propos de la nature sexuelle de son propre corps, ce qui donne Ă  Marguerite un certain pouvoir dans cette relation entre filles. Comme le souligne la narratrice, « Elle est impudique, HĂ©lène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs » (56). Faisant rĂ©fĂ©rence Ă  ce regard voyeur de Marguerite sur le corps d’HĂ©lène, Rachael Criso soutient que Marguerite est « in awe of Helene’s body and mesmerized by her innocence, often comparing her own sexual knowledge to Helene’s chasteness Â» (47). L’intĂ©rĂŞt que Marguerite porte sur l'incomprĂ©hension d’HĂ©lène de sa propre sexualitĂ© rend encore plus explicite son dĂ©sir voyeuriste pour le corps de son amie.

Cette représentation des tendances voyeuristes entre Marguerite et Hélène participe au thème principal du roman portant sur la scopophilie, définie ici comme le plaisir d’être vue, particulièrement chez les femmes. Laura Mulvey nuance cette notion de la scopophilie en décrivant le phénomène comme “to-be-looked-at-ness” :

There are circumstances in which looking itself is a source of pleasure, just as, in the reverse formation, there is pleasure in being looked at [...] In their traditional exhibitionist role women are simultaneously looked at and displayed, with their appearance coded for strong visual and erotic impact so that they can be said to connote to-be-looked-at-ness. (344-346)[2]

Dans ł˘â€™ałľ˛ą˛ÔłŮ, la scopophilie se manifeste dans la relation entre Marguerite et HĂ©lène, mais apparaĂ®t toutefois Ă  l’extĂ©rieur de cette relation au sein de la sociĂ©tĂ© indochinoise, lĂ  oĂą Marguerite vit comme adolescente blanche : « On regarde les blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues » (Duras 14). Marguerite et les autres femmes blanches en Indochine ne peuvent pas Ă©chapper au voyeurisme constant qui dĂ©finit leur existence. MĂŞme quand elles sont seules, loin du regard masculin, « elles attendent [...] elles se regardent. Dans l’ombre de ces villas, elles se regardent pour plus tard » (15). Ainsi Marguerite devient-elle Ă  la fois objet et agent de voyeurisme, ce qu’elle apprend par le biais de l’exemple des autres blanches dans la sociĂ©tĂ© coloniale. Comme les blancs la convoitent depuis l’âge de douze ans, Marguerite se regarde inĂ©luctablement, et regarde les autres, en particulier HĂ©lène, d’un regard sexualisant.

Duras rĂ©vèle qu’HĂ©lène Lagonelle a rĂ©ussi Ă  s’échapper de cet Ă©tat perpĂ©tuel d’objectification et de scopophilie grâce Ă  « la loi de l’erreur. AttardĂ©e dans l’enfance » (16). Grace Ă  cet Ă©chappement, HĂ©lène retient son innocence jeune, auquel Marguerite peut accĂ©der de nouveau pour se protĂ©ger de la connaissance de sa propre « to-be-looked-at-ness Â» Ă  travers la relation homosociale. Cette Ă©chappatoire est pourtant temporaire. Notons que Marguerite retourne aux habitudes scopophiliques lorsqu’elle regarde le corps nu d’HĂ©lène, toujours inconsciente de sa sexualitĂ©. Dans son regard concupiscent posĂ© sur les seins d’HĂ©lène, Marguerite prend plus de plaisir tout en sachant que l’autre fille ne reconnaĂ®t pas le fait qu’elle est Ă©tudiĂ©e : 

Ces formes de fleur de farine, elle les porte sans savoir aucun, elle montre ces choses pour les mains les pétrir, pour la bouche les manger [...] sans connaissance d’elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir. (Duras 57)

De cette façon, Marguerite profite d’un certain pouvoir Ă  travers son dĂ©sir unilatĂ©ral puisqu’HĂ©lène est ignorant de ce dĂ©sir. Marguerite a alors le pouvoir de dĂ©cider comment leur relation procĂ©dera. 

Pourtant, Marguerite ne choisit pas d’agir en accord avec son désir : sa relation avec Hélène reste strictement dans l’ordre de l’homosocialité. En effet, cette homosocialité devient un asile qui permet à Marguerite d’échapper à ses milieux familiaux et sociaux malfaisants et instables. Parmi les trois relations les plus importants dans sa vie—celles avec sa famille, avec l’Amant, et avec Hélène—Marguerite se trouve poussée par l’abus de sa famille vers ses relations amoureuses et désireuses. En même temps, le trauma de sa nouvelle sexualité avec l’Amant la pousse vers son lien réconfortant et homosocial avec Hélène. Duras met ainsi en contiguïté d’une part un lien queer et homosocial et d’autre part une relation illicite franco-asiatique. Ce lien permet à Marguerite de créer un passage vers la stabilité et vers la survie où elle se négocie entre deux modes sexuels anti-normatifs tout en maintenant une distance protectrice vis-à-vis de sa famille toxique.

Dans ł˘â€™Ałľ˛ą˛ÔłŮ, c’est justement la capacitĂ© et la volontĂ© de Marguerite Donnadieu de traverser les frontières construites et permĂ©ables de la sociĂ©tĂ© coloniale française en Indochine qui lui permettent de regagner son agencĂ©itĂ© menacĂ©e par ses milieux sociaux, financiers et familiaux. Sa sexualitĂ© queer est ainsi comprise dans le contexte de sa relation hĂ©tĂ©rosexuelle, illicite et interraciale avec l’Amant et celui de son lien homosocial avec son amie HĂ©lène Lagonelle. Dans le cadre de ce texte visuel, la thĂ©orie de la scopophilie de Mulvey rĂ©vèle comme « queer » les rendez-vous amoureux entre Marguerite et l’Amant et aussi la relation homosociale avec Lagonelle. C’est dans cet acte de rendre « queer » que le lecteur, qui devient en quelque sorte spectateur de ces actes, traverse ces frontières comme participant voyeur et « queer-ifiĂ© » en cĂ´toyant Marguerite. La sexualitĂ© queer ne s’opère pas uniquement dans la diĂ©gèse de l’histoire, mais aussi, comme nous le suggĂ©rons, Ă  l’extĂ©rieur. Pour Marguerite, la sexualitĂ© devient reprĂ©sentative de la rĂ©silience par laquelle son agencĂ©itĂ© et son innocence a priori perdues sont retrouvĂ©es. La fin du roman montre une Marguerite plus âgĂ©e se remĂ©morant les souvenirs de ses relations familiales, sociales et sexuelles. Ceux-ci dĂ©passent rĂ©trospectivement les limites spatio-temporelles et la touchent profondĂ©ment, lui rappelant comment sa nature queer a jalonnĂ© son agence, son courage et sa survie.

[1] Concernant le terme « homosociale », nous faisons référence à la définition d’Eve Kosofsky Sedgwick qui affirme que « homosocial » ne représente pas uniquement un lien social entre deux individus du même sexe, mais aussi une relation qui existe dans un « continuum » entre des liens sociaux platoniques et des liens érotiques (Sedgwick 1).
[2] La thĂ©orie de Mulvey de la scopophilie et de to-be-looked-at-ness s'ancre a fortiori dans le regard masculin cinĂ©matique. Cependant, nous l’appliquons ici pour soutenir une analyse intersectionnelle du traitement visuel-littĂ©raire de Duras. Cette analyse est possible grâce Ă  la nature photographique et visuelle du style d’écriture de Duras ainsi qu'Ă  la prĂ©sentation du texte. Le roman s’inspire de deux photographies de sa vie en Indochine, l’une vĂ©ritable et l’autre imaginaire (Cohen 58-61). Pour une analyse de la structure photographique de Duras dans ł˘â€™Ałľ˛ą˛ÔłŮ, voir “Fiction and the Photographic Image in Duras’ The Lover” de Susan D. Cohen.

Works Cited

Cohen, Susan D. “Fiction and the Photographic Image in Duras’ The Lover&˛Ô˛ú˛ő±č;.”&˛Ô˛ú˛ő±č;The Creative Spirit , vol. 30, no. 1, 1990, pp. 56-68.

Cooper, Nicola. France in Indochina: Colonial Encounters . New York: Berg Publishers, 2001. Print.

Criso, Rachael. “She Is Another: The Duplicity of Self in ł˘â€™Ałľ˛ą˛ÔłŮ .” In Language and in  Love: Marguerite Duras: The Unspeakable . Edited by Mechthild Cranston, Scripta Humanistica, 2015, pp. 37-51.

Duras, Marguerite. The Lover . Paris: Midnight Editions, 1984. Print.

Halperin, David. Saint Foucault: Towards a Gay Hagiography . New York: Oxford University Press, 1995. Print. 

Loomba, Ania. Colonialism-postcolonialism . New York: Routledge, 1998. Print. 

Mulvey, Laura. “Visual pleasure and narrative cinema.” Media and Cultural Studies: Keyworks . Edited by Meenakshi Gigi Durham and Douglas M. Kellner, Oxford: Blackwell Publishing Ltd., 2006, pp. 342-352.

Sedgwick, Eve Kosofsky. Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire . New York: Columbia University Press, 2015. Print. 

Stoler, Ann Laura, and Frederick Cooper. Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World . Oakland: University of California Press, 1997. Print.